XVI

« Une bien belle journée ! »

Raymond évoquait sans doute la douceur de l’air, le soleil chaud sur les arbres du bois de Boulogne, une de ces journées de printemps qu’il faut savoir savourer quand elles sont là.

Ou alors Raymond désirait seulement briser le silence et le métronome des sabots sur le pavé.

Joseph grogna sans relever la tête.

« Tu préfères peut-être quand il pleut des cordes comme hier ?

— Il n’a pas plu hier, Raymond. Tais-toi s’il te plaît. J’ai besoin de réfléchir.

— Ça, c’est ce que tu crois ! »

Joseph leva les yeux, déjà accablé par l’embryon de discussion.

« Quand quelqu’un dit qu’il a besoin de réfléchir, continua Raymond, c’est qu’il a besoin de parler. C’est toujours pareil.

— Comment peux-tu continuer à déblatérer face à un tel désastre ?

— Regarde donc par la fenêtre, écoute les oiseaux. C’est toi qui as un problème, fils. Tu es tout renfermé.

— Non mais tu ne te rends pas compte ? Après le commissariat, le ministère ! Combien de policiers sont à mes trousses à l’heure qu’il est ? Je suis perdu, Raymond. Je ferais mieux d’aller me rendre tout de suite.

— Tes problèmes, c’est toi qui te les inventes. On se balade en voiture, on rentre voir Lucrèce. C’est tout.

— Lucrèce. Eh bien parle-moi d’elle, tiens ! Dis-moi qui elle est.

— Oh, tu me fatigues, petit. Combien de fois encore tu vas me poser les mêmes questions ? Lucrèce par-ci, Lucrèce par-là, je suis sûr que tu la connais mieux que moi à cette heure. Parle-moi de toi, plutôt. Et puis ça te fera du bien. »

Joseph recula la tête et scruta les yeux clairs de Raymond, piqués sur sa peau tannée de militaire au long cours, et ce sourire sincère emmitouflé sous la barbe rêche, un sourire tendre, presque maternel.

« De quoi veux-tu que je te parle, Raymond ?

— De Lucille, bien sûr ! Je suis un romantique, dans le fond. Moi aussi, j’ai peut-être eu la mienne, de fiancée, mais elle est restée dans un bout de ma cervelle du côté du fleuve Rouge.

— Lucille ? D’accord. Mais après, c’est toi qui répondras à mes questions.

— Je viens d’y répondre, chacun son tour ! »

Joseph ne releva pas. Il était bien décidé à jouer le jeu sans trébucher sur chacune des petites fantaisies de Raymond. Le vieux zouave ne semblait pas vivre dans le même monde de logique que lui, un monde sans Aristote et sans Descartes.

« Lucille est la fille…

— De Fulgence Bienvenüe, je sais ! Le gars du métropolitain, je sais ! Raconte-moi du nouveau ! Ne rabâche pas toujours les mêmes salades. »

Ne pas relever, ne pas poser de questions, se glisser dans son monde sans Aristote.

« Lucille est la fille de Fulgence Bienvenüe, répéta-t-il, le père du métropolitain… J’ai toujours connu Lucille. Elle était là du jour où j’ai quitté ma mère. J’ai toujours joué avec elle, vécu avec elle. Elle appelait sa préceptrice madame Lézard. Je n’ai jamais su son vrai nom. C’était une vieille dame toute sèche avec un voile de peau qui lui pendait sous la gorge. C’est pour cela qu’elle l’avait baptisée ainsi. En fait – mais je l’ai compris plus tard – c’était une pauvre femme qui filait à l’Hôtel-Dieu à la moindre occasion pour passer un peu de temps avec sa sœur enfermée au pavillon des fous, dans le bâtiment annexe. Alors elle laissait Lucille avec moi, sous la garde bienveillante des augustines qui ne demandaient pas mieux. On a tout appris ensemble, on a joué ensemble, on s’est inventé mille aventures. Tu sais, Raymond, je la connais mieux que son propre frère. Alors, aujourd’hui, j’ai l’impression d’avoir tout gâché. En moins d’une journée ! Et je ne pourrais même pas expliquer pourquoi.

— Ne raconte pas n’importe quoi, fils. Lucille est fière de ce que tu as fait. Je l’ai lu dans ses yeux.

— Tu es gentil, Raymond, mais je l’ai menacée avec un pistolet et j’ai frappé son oncle sous ses yeux. Elle pleurait quand la voiture est partie. J’ai bien vu que j’avais cassé quelque chose dans son visage, cassé son sourire, cassé son regard.

— Qu’est-ce que tu racontes encore ? Tu n’as frappé personne et tu ne l’as jamais menacée avec une arme. Pourquoi aurais-tu fait ça ? »

Joseph soupira. Discuter avec Raymond ressemblait à une sale blague, un humour absurde comme l’aiment les Anglais et que lui n’avait jamais trouvé à son goût.

Ne pas relever, se répéta-t-il, continue à vagabonder dans son monde sans logique. Tu as besoin de parler, il a raison.

« Et toi, Raymond. Parle-moi de Lucrèce. Tu l’aimes bien ?

— On vient d’en parler.

— Peut-être mais tu m’as promis de répondre à mes questions.

— Lucrèce est une jeune oiselle qui n’a pas grand-chose à faire d’un vieux comme moi. Mais elle tient à moi, je crois. Et moi je l’aime bien. Tout le monde l’aime bien, Lucrèce.

— Et qu’est-ce qu’elle fait ? Elle est étudiante ?

— Bah. Tu le sais comme moi. Est-ce vraiment la peine d’en parler encore ?

— Oui, c’est la peine.

— Elle est jeune. Elle fait des conneries. Ça lui passera. Ce qu’il lui faut, c’est un idéal, une passion, un phare vers où aller. Alors, il y a ses histoires de Russie, mais moi, ça ne me plaît pas.

— De Russie ?

— Oui, la révolution, tous ces morts, la Grande Guerre. C’est pas un truc pour les jeunes filles. »

La voiture déboucha de la forêt en plein soleil. La douche de lumière fit sourire Raymond.

« Ah, c’est ça la vie ! La lumière du soleil.

— Sommes-nous à Neuilly ?

— Oui, suis un peu ! On est déjà passé là et tu m’as déjà posé la question. Le château est au bout de la rue.

— Le château ?

— Oui, l’université quoi.

— Arrêtez-vous ! »

Le cocher fit un écart pour se mettre à l’ombre et immobilisa la voiture.

« Ah non, Joseph ! explosa le cul-de-jatte. Tu n’as pas le droit. Cette fois-ci je viens avec toi ! C’est trop facile d’abandonner le vieux Raymond quand on n’a plus besoin de lui !

— Ne crie pas et écoute-moi. Je vais finir à pied. Je dois discuter avec Lucrèce. Et puis je n’en peux plus d’être dans cette voiture, je vais marcher un peu. Mais je ne peux pas t’emmener avec moi, tu comprends. Tu voudrais quoi, que je te porte sur mon dos ?

— Et pourquoi pas ?

— Non. Je dois voir Lucrèce seul à seul. Toi, tu iras à l’Hôtel-Dieu. Je vais dire au cocher de demander sœur Solange, elle s’occupera de toi.

— Tu sais bien que c’est pas vrai. On va encore me faire des soucis. Les Russes savent que c’est là que tu me caches. Et si c’était à ton tour de t’arrêter un peu ? Ça t’a pas suffi la foire d’empoigne dans le métropolitain ? Tu veux que ça recommence ?

— Arrête, Raymond. Je n’y comprends rien à tes histoires. Allez. À bientôt. Je viendrai te voir. »

Il glissa une pièce au cocher et ne se retourna pas pour voir partir la voiture. Par le carreau ouvert, les jurons de Raymond se répandirent comme un sillage et résonnèrent encore quelques instants, le temps d’aller mourir sur les façades blanchies de la rue de la Ferme.

 

Au bout de la route se dressait une grande bâtisse qui méritait le nom de château. De la rue, on en voyait surtout le mur d’enceinte, un beau vieux mur de meulière qui peinait à contenir les arbres du parc, comme un ruban bien serré autour d’un bouquet. Au coin, la propriété ouvrait sur une grille que l’on avait bouchée à l’aide de panneaux en fer peints de ce vert dont on colore les jardins publics. À partir d’un certain niveau de fortune, tous les bourgeois de banlieue font la même chose. La richesse amène le goût du secret, et le besoin de dérober aussi aux petites gens le droit même de contempler l’opulence.

Il y avait une plaque à côté du portail. Joseph approcha.

Un homme en vareuse s’interposa.

« Vous ne pouvez pas rester là, mon père. »

Joseph l’avait pris pour un ouvrier au retour de sa pause de midi. Mais le gars s’était planté juste devant le portail et l’empêchait même de lire la plaque.

« Bonjour. J’allais sonner à cette porte. Y a-t-il un problème ?

— Oui, mon père. Je ne peux malheureusement pas vous laisser faire cela. Ceci est une propriété privée et je suis là pour écarter quiconque s’en approche.

— Écoutez, tous les bâtiments de cette rue sont privés, vous savez ? Et pourtant, ça ne les empêche pas d’être munis d’une cloche et d’accueillir de temps à autre un visiteur.

— Ici ce n’est pas pareil. On n’entre pas.

— Laissez-moi vous expliquer. Je suis le nouveau curé de la paroisse et je fais le tour des gens qui comptent dans la commune. Alors vous pensez bien qu’il faut que je vienne présenter mes hommages à monsieur… Comment s’appelle-t-il déjà ? »

Le factionnaire le saisit par le bras. Il n’avait rien d’un domestique en livrée. Son pantalon, trop large de vingt bons centimètres, tenait serré par une lanière de cuir nouée sur le devant. Et la vareuse, juste un cran plus chic, avait été jetée par-dessus sans cohérence.

Un autre type jaillit du trottoir d’en face. Par génération spontanée, pensa Joseph, né de l’air trop chaud de Neuilly ou alors de ce laurier-rose, derrière lui. Il ne dit rien et n’avançait là que pour peser sur le plateau de la balance, l’autre, celui où Joseph n’était pas.

« Mon père, reprit le premier, vous devez comprendre. J’ai des instructions. Je ne peux même pas vous laisser tirer cette cloche. »

C’en était assez ! Aujourd’hui, Joseph avait bousculé un policier et envoyé un ministre au tapis, et pourquoi n’ajouterait-il pas ces deux guignols à son tableau de chasse ? Il n’avait fallu qu’une seule journée pour lui donner le goût des méthodes directes et des raisonnements expéditifs. Il serra le poing, mais la main du gardien se referma sur son bras et le comprima jusqu’à ce qu’il cesse. Le gars était mal rasé. Ses joues, ses yeux disparaissaient sous les plis d’une peau trop épaisse piquée au hasard de crins noirs comme des mauvaises herbes sur une terre pauvre. C’était le visage vieilli de ces gamins des rues qui avaient terrorisé son enfance, les voyous du dessous des ponts qui remontaient sur les quais quand il faisait trop froid.

« C’est bon. Je reviendrai plus tard », abandonna-t-il.

Il récupéra son bras en le tirant violemment vers l’arrière. Puis il s’éloigna, la rage au ventre, en jetant un regard oblique vers la plaque de bronze. FACULTÉ. HERMÉTIQUE. Il n’attrapa que ces mots.

Hermétique, pensa-t-il. Tu peux le dire ! Et qu’est-ce que je fais maintenant ?

Il envoya son soulier dans une grosse pierre détachée du mur qui ricocha sur un banc avant de frapper la patte d’un cheval qui passait là. Un brave boulonnais qui traînait un tombereau de collecte d’ordures dont la roue mesurait un homme. Joseph reçut quelques insultes du balayeur suivies de la litanie d’excuses que lui valait sa soutane. Après tout, il avait peut-être bien fait de ne pas se changer.

Au bout de la rue, il tourna en suivant le mur, pour enfin échapper au regard des voyous factionnaires.

 

Un pavillon jouxtait l’arrière du château. Une maison de vieux avec des géraniums et du lierre plein la façade, la demeure de madame veuve Montescourt, annonçait une petite plaque étoilée par les ans.

De toute façon, il n’allait pas rentrer chez lui. Si cette bicoque n’était pas le château, elle n’en était pas éloignée. La dame pourrait peut-être lui parler de ses voisins. Joseph tira la cloche.

Un majordome le reçut avec les égards que l’on doit à une soutane. Joseph ressortit son couplet du curé parti à la découverte de sa nouvelle paroisse. On lui proposa le thé et on l’introduisit au salon d’hiver.

Joseph prit place sur une causeuse en attendant madame qui n’avait pas prévu de visite. Au rythme perpétuel de la pendule dorée, Joseph découvrait un univers d’objets qui sentaient la rose et l’encaustique. Il se laissa bercer.

Une heure vingt-cinq. Drôle d’heure pour un thé. Drôle d’heure pour un curé, aussi. De quoi discuterait-il avec la veuve Machin ? Il avait déjà oublié son nom. À cause de la faim. Il se sentait vide. Depuis quand n’avait-il pas mangé ? Peut-être y aurait-il des biscuits avec le thé ?

On n’entendait pas d’autre bruit dans cette maison que ce tic-tac propret. Une ambiance de veuve. Le voilà son sacerdoce ! Le quotidien du curé qu’il serait jeudi prochain, quand Éloïs serait rentré. Manger des gâteaux secs dans une maison déjà morte, écouter des regrets de vieille dame, la nostalgie du mari passé et des enfants perdus, écouter encore, comme le bon docteur Freud de Lucille. Et pourquoi pas ? Ça valait toujours mieux que cette vie de repris de justice.

Qu’était-il venu faire dans ce salon d’hiver ? Il était temps de se poser la question ! Allait-il perdre sa journée à interroger tout le voisinage devant un thé et des gâteaux ? Il se passa la main sur le visage. Il l’arrêta aussi sec sur une joue râpeuse. Il ne s’était pas rasé depuis la veille. Que dirait la vieille dame ? Et qu’avait pensé le majordome ? Sans trop chercher, il pouvait apercevoir au moins trois taches sur sa soutane et des traces de poussière sur le bas. Et son odeur ? Il ne pouvait pas sentir par lui-même, on ne sent jamais sa propre odeur, mais il n’y avait aucune chance qu’elle soit seulement congrue au milieu de toute cette rose. Le majordome devait, en ce moment même, filer prévenir les autorités ou, plus simplement, le curé de la paroisse. Le vrai.

Que faisait-il donc sur cette causeuse ? Joseph se leva. Le salon donnait sur un jardin, un tableau de vigne vierge, d’hortensias et de mièvrerie, bouché par un mur. Un mur de meulière. Le même mur que gardaient les voyous, de l’autre côté.

Joseph ouvrit la porte du jardin, une porte de maison de poupée en fer forgé. Il avança deux pas sur la pelouse, puis il trotta, puis il se mit à courir franchement. Pour fuir l’ennui du thé sur la causeuse, pour fuir la honte de se trouver hirsute et puant devant la vieille dame, pour prendre de l’élan aussi.

Il piétina la plate-bande, s’élança par-dessus les boules de fleurs roses et s’accrocha au lierre de toutes ses forces.

Alors qu’il balançait la jambe par-dessus l’arête du mur, un appel ténu vint suspendre son effort, un filet de voix hésitant qui ne trouvait pas sa hauteur.

« Monsieur le curé ? C’est bien vous ? »

Il aperçut à la porte la silhouette fragile, la petite robe noire, les joues maquillées et, sur le plateau d’argent, le cake au chocolat. Il se laissa glisser de l’autre côté.

 

Pas de chiens ni de garde-chasse, Joseph traversa sans demander son compte le parc en jachère où seul un bosquet de trémières bien taillées semblait avoir échappé à l’abandon.

Une villa Nouvel Empire avait poussé là, au milieu de la jungle. Une demeure récente qui n’avait jamais été repeinte. Il arrivait par-derrière et cela tombait bien, il n’avait aucune envie de croiser un voyou comme dehors. Le courage lui venait moins naturellement ici qu’en face d’un ministre en costume.

À l’arrière de la bâtisse, un carreau était cassé. Il suffisait d’y passer la main pour ouvrir la porte et entrer dans la cuisine.

 

Il faisait sombre. Tous les volets avaient été tirés alors même que la chaleur n’avait rien d’accablant. D’abord, Joseph se réjouit de la situation. Il venait d’infiltrer l’imprenable forteresse, le quartier général de la troupe hétéroclite qui, hier, avait escamoté Éloïs au 5 de la rue Galvani. Peut-être le maintenaient-ils enchaîné à une chaudière, à la cave, ou alors ligoté et bâillonné derrière une pile de caisses, au grenier. Joseph vivait alors, vraisemblablement, les derniers instants de son cauchemar. Qu’aurait-il payé pour sauter d’une heure dans l’avenir et être sorti d’ici, avoir rejoint Lucille au bras de son frère retrouvé, aller dormir, aller manger et n’y plus penser ?

La cuisine sentait un mélange de fruits secs, de fromage frais et de pomme de terre. N’y songe même pas, ordonna-t-il directement à son estomac. Il se pouvait très bien que cette cuisine ne soit qu’une bulle de calme au cœur du repaire des assassins. L’œil du cyclone. Pas le moment de se faire un casse-croûte. Il approcha sans bruit d’une batterie de couteaux affûtés. Il lui fallait une arme. Pas pour tuer mais pour faire peur, pour se donner du courage et occuper le tremblement de ses mains. Ce n’est que les doigts posés sur le manche d’un tranchoir qu’il se rappela le pistolet, le pistolet du ministre dans la poche de sa soutane.

Il dégagea l’arme de collection d’un pan de tissu, doucement, sans surtout effleurer la détente. Il abandonna ses yeux à la contemplation du canon d’argent, emplit ses poumons du parfum de la patate puis trouva enfin dans un soupir appuyé la vaillance requise pour quitter la cuisine.

Il y avait de la lumière à l’étage, une lumière électrique, en plein jour. Il posa un pied sur la première marche de l’escalier sans un coup d’œil à gauche sur la grande salle obscure qui exhalait l’encens. Et, alors qu’il tendait le cou pour apercevoir le palier, il entendit la ritournelle. Une voix de sirène égrenait un refrain sans paroles, une mélodie limpide qui coulait en torrent, trois notes à la fois, puis restait suspendue sur la quatrième, le temps d’une minuscule extase répétée à chaque mesure.

Voici Lucrèce, pensa-t-il après un instant, forçant son âme à s’arracher à la berceuse, voici la clé de voûte de toute la sale histoire. Et il grimpa plus vite, poussant devant lui son arme de salon.

Sur le palier, une porte était ouverte. Emporté par l’ivresse du passage à l’acte, Joseph absorba les deux pas qu’il restait et se planta dans la lumière aveuglante comme le papillon qu’il était. L’ariette se brisa en plein vol.

« Taisez-vous et ne bougez pas. Je suis armé ! »

Il venait de faire irruption dans une chambre de jeune fille et la première image qu’accrocha son regard fut, sur une étagère à hauteur de visage, l’alignement d’une douzaine de chevaux de porcelaine. Sa main perdit de la raideur, le canon du pistolet s’avachit un brin.

« Qui êtes-vous ? Que faites-vous dans ma chambre ? »

Elle reposait sur un lit, adossée à une pile confortable de gros coussins. Elle avait à peine relevé la tête et ses cheveux noirs s’étalaient encore sans ordre sur le tissu blanc. Elle portait un pantalon et un chemisier de satin, sans doute les mêmes vêtements que la veille au soir, Joseph ne se souvenait plus.

Il pensa tout d’abord avoir dérangé sa sieste. Mais non, puisqu’elle chantait. Puis une odeur de tabac froid, qui s’accordait bien mal aux chevaux de porcelaine, lui imposa l’image moderne de ce garçon manqué fumant au lit en fredonnant son air.

Les yeux de Lucrèce ne l’avaient pas lâché un instant alors que les siens papillonnaient sans trouver où se poser. C’était la première fois de sa vie qu’il entrait dans la chambre d’une jeune fille. Voilà à quoi il pensait. Et si l’on faisait abstraction de l’odeur du tabac, cela correspondait bien à l’idée qu’il s’en faisait. Un couvre-lit de dentelle, des oreillers à feston, un miroir de Venise, un cabinet couvert de flacons et de boîtes à secrets, un papier peint où les pâtres courtisent les pastourelles et, sur la table de nuit, la photo d’un homme barbu dans un cadre doré, son père ? Et puis les chevaux de porcelaine.

« Eh bien ! Je vous ai demandé votre nom, il me semble ! » aboya-t-elle.

Le ton était cassant. Il releva le canon de son arme mais elle ne le vit même pas. Elle le fixait lui, droit dans les yeux, comme si ce pistolet et tous les autres pistolets de la terre ne pouvaient l’atteindre.

« Je m’appelle Joseph Sterbing. Je suis un ami de Raymond. C’est lui qui m’a donné votre adresse.

— Raymond ? Alors Raymond a un ami ? »

Elle rit. Ses yeux étaient sombres comme Joseph n’en avait jamais vu, deux gouffres sans fond rehaussés chacun d’un éclat brillant, leur touche de lumière vive, impertinente et immature.

Joseph sentit soudain son pistolet hors de propos. Il n’avait pas besoin de ça pour discuter. C’est ce qui rend les armes dangereuses. On les agite pour se donner de grands airs, on menace, on se croit fort et puis on tire sans vraiment l’avoir voulu, au détour d’une insulte ou d’une idée qu’on n’aime pas. Il baissa le bras.

« Vous avez raison, commenta-t-elle. Quand on n’est pas habitué, il ne vaut mieux pas utiliser ces machines. Alors, c’est Raymond qui vous envoie ?

— Non, pas vraiment. Il m’a juste indiqué le chemin. Je souhaitais vous parler.

— Me parler ? Je ne vous connais même pas. Comment avez-vous pu penser que j’accepterais de vous parler ? »

Il agita son pistolet pour menacer. Elle rit encore.

« Vous êtes amusant. »

Joseph avança le pied sur un tapis à motifs animaliers. Cette fille qui ne décollait pas de ses coussins lui donnait l’impression d’être un courtisan venu quémander une grâce à la cérémonie du lever de la reine.

« C’est une soutane que vous portez là ? demanda-t-elle en se redressant soudain. Attendez… »

Elle pivota pour s’asseoir sur le bord du lit.

« Mais oui ! Vous êtes ce curé qui nous espionnait hier soir ! On peut dire que vous êtes gonflé de venir jusqu’ici ! Vous accompagniez cet imbécile de policier qui a failli tout faire échouer.

— Oui, et c’est pour le rechercher que je suis venu.

— Pauvre idiot. Vous ne valez pas mieux que lui.

— Il s’appelle Bienvenüe. Il est le fils de Fulgence Bienvenüe, l’ingénieur du métropolitain. Il était hier soir en mission pour le compte des Affaires implexes, un département du ministère de l’Intérieur. Vous voilà dans de beaux draps, je peux vous l’affirmer !

— Mazette ! Il ne manquait plus que ça ! »

Elle avança la main vers sa table de nuit. Joseph leva le pistolet. Elle sourit, ouvrit le tiroir et en extirpa tout un attirail de fumeur mondain. Le papier fin, le tabac dans son sac, la boîte à rouler, le cylindre qu’elle tourne doucement jusqu’à la perfection, la pointe d’une langue qu’elle passe au ralenti, le fume-cigarette de corne piqué d’un brillant.

Joseph contempla le manège sans penser rien dire, fasciné par la modernité élégante de la femme qui fume du tabac. Il attendit la flamme de l’allumette pour reprendre l’interrogatoire.

« Où se trouve Éloïs ? Qu’avez-vous fait de lui ?

— Éloïs ?

— Éloïs Bienvenüe. Ne jouez pas les innocentes !

— Eh là, surveillez votre langage, monsieur le curé, je ne suis pas habituée à ce genre de ton !

— Vous l’avez enlevé sous mes yeux. Où est-il à présent ? Et que voulez-vous ? De l’argent ? Une rançon, c’est ça ? »

Elle se recoucha et resta à fumer sur le dos, le temps de trois bouffées profondes, ses pieds nus croisés sur la dentelle. Joseph remarqua sa peau légèrement mate, à moins que ce ne fut un effet du contraste avec la blancheur du couvre-lit.

« C’est plus compliqué que cela, souffla-t-elle dans un nuage.

— Que voulez-vous dire ? Il va bien falloir m’expliquer.

— Pourquoi ? Parce que vous débarquez chez moi avec un pistolet ?

— Exactement ! » Il agita l’arme en prenant soin de ne la braquer vers personne.

« J’ai une arme et vous n’en avez pas. Cela ne vous suffit pas ?

— Vous avez peut-être une arme, mais moi, j’ai votre ami. Il me semble que si vous êtes parvenu jusqu’à ma chambre sans vous faire pocher les yeux par mes gardes-chiourmes, c’est que vous êtes animé d’une certaine motivation. Vous devez y tenir à votre agent du ministère et je sens bien que je dois représenter votre dernière chance de retrouver sa trace. Vous ne me ferez aucun mal, c’est évident. »

Comment était-il possible de raisonner et de seulement poursuivre une conversation à moins d’un mètre d’une arme à feu ? Qui plus est, cette jeune fille qui aurait dû s’effondrer, se statufier ou convulser, même, restait à pérorer dans ses oreillers en fumant du tabac. Lui-même, ce pistolet ne lui laissait pas l’esprit tranquille. Alors qu’il se trouvait du bon côté du canon, la crosse de bois précieux lui brûlait les doigts et le seul augure d’une détonation suffisait à lui vider la tête.

À l’inverse, n’aurait-il pas été encore plus incapable de torturer cette jeune fille, de la voir le supplier ou implorer sa pitié ? Une fois acceptée, la réaction de Lucrèce n’était pas si désagréable. Elle le maintenait dans un registre rationnel où il se sentait plus à l’aise.

« Asseyez-vous. »

La proposition le surprit malgré tout. Il resta interdit puis chercha une chaise du regard.

Lucrèce tapota le couvre-lit à ses côtés sans sortir la nuque du confort des oreillers.

« Vous ne trouverez pas de siège. Installez-vous ici, je ne vais pas vous manger. Nous discuterons plus tranquillement. »

La scène n’entrait pas dans le schéma mental de Joseph. On l’avait brutalement projeté dans un futur lointain où les jeunes filles en pantalon discutent en fumant avec des curés en robe assis sur leur lit de dentelle. Il chercha une intention sur le visage de Lucrèce sans cacher son propre étonnement. Les yeux noirs, l’éclat qui n’en finit pas de sourire, les lèvres pincées sur le fume-cigarette, le duvet sombre sur ses tempes, les cheveux épars sur le tissu blanc, la pointe d’une oreille glissée entre deux mèches.

Joseph s’assit avec cérémonie, se gardant de tout effleurement avec cette jambe qu’elle ne faisait pas mine de bouger.

« Hop, dit simplement Lucrèce en attrapant le pistolet. Maintenant, j’ai à la fois l’arme et votre ami le fonctionnaire. Et vous, vous n’avez plus rien. »

Les mains de Joseph effectuèrent deux moulinets inutiles avant qu’il prît conscience qu’il avait été dupé. Puis devant le canon terrifiant de fermeté, il se releva de ce lit où un naïf avait pensé discuter avec une amie.

« Maintenant, c’est toi qui vas me raconter un peu pourquoi tu es venu mettre ton nez dans mes affaires.

— Alors vous êtes de la graine de ceux qui tutoient quand ils sont armés ?

— Exactement. Et tu vas bientôt comprendre, monsieur le curé, à qui tu t’es frotté.

— À une jeune insolente que ses parents ont trop gâtée.

— Un ton en dessous ! Tu as l’air plus à l’aise dans le camp des victimes, dis-moi. Il faut que je te rende ton jouet pour que tu redeviennes poli ? »

Elle n’avait pas tort. Joseph était fatigué d’avoir trop eu l’initiative et ressentait ce même soulagement qui l’avait saisi dans le fourgon de police. Le jeu est moins fatigant quand on renvoie la balle.

« Alors, mon père, raconte-moi qui tu es et ce que tu venais faire dans mes pattes hier soir. »

Le pistolet convenait mieux à la main de Lucrèce. Elle le manipulait avec naturel comme un prolongement de son bras. Elle ressemblait à cette photo de Calamity Jane qu’il avait vue dans le journal, une femme inconsciente de son excentricité qui tord le monde jusqu’à ce qu’il s’adapte à son goût. Une calamité.

« Et pourquoi répondrais-je à vos questions ? lâcha Joseph avec un affront qu’il n’avait pas vraiment voulu. Vous non plus vous n’oserez pas tirer.

— Tu crois ça ? Ça fera quoi si je tire ? Un emmerdeur de moins ! Je n’ai rien à perdre. Et puis, regarde, il suffit que je tire en l’air, un trou dans le plafond, et il y aura trois gars de plus dans la pièce d’ici une minute. Et je peux te dire que s’ils trouvent un homme dans la chambre de mademoiselle Lucrèce, même un curé, celui-là, on n’est pas près de le revoir !

— D’accord. J’ai compris.

— Alors vas-y. Raconte-moi tout ! »

Elle redressa sa position en tassant ses coussins. Il aurait pu se jeter sur elle comme il l’avait fait avec le ministre. Elle semblait deviner qu’il ne le ferait pas.

Planté au milieu de la chambre, il commença son topo comme un écolier sa récitation, décidé à ne plus rien cacher puisque cette fille était la dernière case de son jeu de l’oie.

« Je m’appelle Joseph Sterbing, et je suis un implexe.

— Un implexe ? Voyez-vous ça !

— Je parle aux morts. Je leur parle vraiment, comme s’ils n’étaient pas morts.

— À la morgue de l’Hôtel-Dieu ! Bien sûr ! Je te connais !

— Les journaux m’ont baptisé Saint-Joseph-des-Morts.

— Oui, saint Joseph ! C’est amusant, mon oncle m’a parlé de toi. Il veut te rencontrer.

— Votre oncle ?

— Mon oncle Gérard. Tu te trouves ici dans sa maison. Son université ! La faculté des sciences hermétiques. »

Elle bombait le torse en souriant. Était-il possible qu’elle ait déjà oublié le pistolet et l’intrusion de Joseph ? Comment s’y retrouver dans ce fouillis de sentiments, cette ratatouille de provocation, de complicité et de domination relevée d’une pointe d’arme à feu ?

« Je ne connais pas votre oncle. Gérard comment ?

— Papus. Le grand Papus. Il m’a raconté ton histoire et a découpé l’article du Petit Journal. Il compte passer te voir à l’Hôtel-Dieu. Il va bientôt rentrer d’ailleurs, je l’attendais. Il sera surpris de te trouver ici.

— Était-il avec vous hier soir, dans cet appartement ?

— Hier soir… Minute ! C’est à toi de me dire ce que tu faisais là hier soir !

— Je suivais mon ami, Éloïs Bienvenüe, qui enquêtait pour le ministère.

— C’est impossible. Comment pouvaient-ils connaître cette adresse au ministère ? Mon oncle était le seul au courant et il n’avait lui-même été informé du lieu que dans la nuit précédente. Est-ce lui qui vous a appelés ?

— Je ne pense pas. Peut-être ses fameux indicateurs de la nuit d’avant. S’ils lui ont communiqué l’adresse, peut-être l’ont-ils aussi transmise au ministère ?

— On voit que tu ne sais pas de qui tu parles. Ce n’est pas le genre de gars à contacter les services de l’administration. »

Elle était sortie du jeu. Son visage était plus grave. En parlant, elle avait écrasé sa cigarette dans un cendrier de verre dépoli, sous le nez de l’homme barbu sur la photo. Son oncle Gérard ? Elle se redressa, face à Joseph, debout à moins d’un pas, le pistolet tendu au-dessus de la tête.

« Maintenant, tu me dis qui vous a donné cette adresse ou je tire. Tout de suite. »

L’arme était bien plus effrayante orientée vers le plafond, la menace bien plus réelle. Joseph gardait à l’esprit le visage des deux voyous dans la rue. Ils n’étaient pas distants de cent mètres. Ils accourraient en quelques secondes, une minute tout au plus.

« Je ne sais pas, tenta-t-il. Je ne faisais qu’accompagner Éloïs. Je ne connaissais rien de sa mission.

— Je ne te crois pas. Un espion de l’Intérieur n’emmène pas ses amis en balade. Quel rôle jouais-tu là-dedans ? S’il était si anodin, tu me l’aurais déjà avoué. Je t’écoute. Quand j’en aurai assez d’attendre, je tirerai. »

Et puis quoi ? Que risquait-il à dire la vérité ? La vraie. Il risquait quelle ne le croie pas et quelle le fasse, son trou dans le plafond. S’il ne disait rien, c’est ce qui se passerait, de toute façon.

« C’est un enfant qui m’a donné l’adresse. Il s’appelle Marcel et il est mort.

— Il a été tué ?

— Non. Il est mort il y a deux semaines. La maladie. Et depuis ce temps-là, je discute avec son cadavre chaque fois que je le peux.

— Son cadavre.

— Je suis Saint-Joseph-des-Morts, vous savez. Hier, Marcel m’a parlé du 5 de la rue Galvani. Il y était en compagnie d’autres personnes. Des personnes mortes elles aussi, qu’il appelait des démons. Il me suppliait de l’aider. Cela faisait plus d’une journée que ces démons le retenaient devant cet appartement. Celui-là même où nous vous avons trouvés. »

Comme les choses deviennent plus claires quand on les expose à autrui ! Joseph pouvait lire sur le visage de Lucrèce la progression de son raisonnement. À l’évocation de certaines idées, ses lèvres fléchissaient. Au mot « démon », ses yeux s’effacèrent derrière un voile qui absorba leur éclat.

Démon.

« Qui était cet homme, Lucrèce, qui vous a rejoint au milieu de votre machine électrique ? Cet homme qui a fait disparaître Éloïs ? Comment l’avez-vous appelé hier ?

— Tais-toi ! »

Lucrèce avait abaissé le canon de son arme qu’elle pointait maintenant vers le ventre de Joseph. Il sentit une chaleur partir de son nombril et l’engloutir en cercles concentriques. Les traits de Lucrèce montraient la colère, la violence et l’orgueil et, peut-être, au fond du gouffre de ses yeux noirs, la peur.

« Baphomet ! Il s’appelle Baphomet, n’est-ce pas ? insista Joseph.

— Tais-toi, j’ai dit ! »

Le canon s’enfonça dans le gras de son abdomen. C’était sa mort qu’il sentait là, vers le foie. Un peu en dessous. Le pancréas.

On meurt certainement, d’une balle dans le pancréas. Et cela doit être douloureux.

Il se tut et regarda ailleurs. Il avait appris cela étant enfant, avec les voyous qui sortaient de sous les ponts. On ne fixe pas dans les yeux quelqu’un que l’on a excédé. Il passe trop de choses dans un regard, des choses que l’on ne veut pas forcément dire.

Le pistolet planté dans le nombril, il retourna papillonner tout autour de la chambre. Les petites bergères du papier peint, habillées comme Marie-Antoinette. Les fleurs de verre autour du miroir aux pétales aigus marqués par les coups de ciseaux d’un verrier vénitien. Le fume-cigarette sur le bord du cendrier, et son brillant, l’estampille de luxe qu’un artisan sans imagination avait incrustée là pour donner de la valeur à un tuyau de corne.

Et puis, le cadre à côté. Cette photo d’un homme à qui l’on n’a jamais appris à sourire et qui ferait mieux de ne pas essayer. Une face aux yeux trop petits qui hurle sa haine des autres. La photo de jeunesse d’un despote à qui manque encore la patine des révolutions et des exécutions sommaires.

« Cette photo… » Joseph laissa filer son idée sans la retenir. « Cette photo, c’est Lénine ! Le révolutionnaire. Que fait-il ici ? »

Lucrèce le fixait trop intensément pour qu’il pût regarder ailleurs. Il revint aux deux gouffres noirs. Ils avaient tellement changé depuis l’oreiller. Comme un regard peut basculer au gré de quelques touches insignifiantes ! Un mouvement des sourcils, peut-être, un muscle minuscule, un défaut infime dans la focalisation des pupilles. Lucrèce avait peur. C’était écrit dans ses yeux. Maintenant, elle pouvait tirer et crever le ventre de ce curé qui en savait trop. Ce n’était plus qu’une question de secondes, qu’une contraction de l’index.

 

Il y eut un clac. Un bruit violent et sec. Joseph n’avait pas idée du son que produit une arme à feu. Mais ce clac-là ne venait pas de son ventre. Il venait de dehors. Du jardin.

Rapidement, il fut suivi d’une autre détonation puis d’un chapelet de trois. Une pétarade comme au 14 Juillet, qui donne envie d’aller voir à la fenêtre.

Lucrèce recula, le pistolet toujours tendu vers Joseph et écarta le volet.

« Qu’est-ce qui se passe ? Ça canarde dans le jardin ! Tu n’es pas venu seul, curé ?

— Non, pas du tout, bégaya Joseph qui ne voyait plus que le pistolet. Je ne comprends pas.

— Tais-toi ! On ne doit pas rester ici ! »

Joseph n’avait plus rien à dire. Pas son monde. Pas sa vie. Il n’avait pas le vocabulaire. Il suivrait le mouvement.

Mais Lucrèce ne se précipitait nulle part. Un coup d’œil dehors, puis un vers Joseph. Une manière de réfléchir en s’imprégnant des données du problème. Ou alors les signes de la panique qui précèdent le sauve-qui-peut.

Dehors, la pétarade ne s’interrompait plus. C’était donc ça, le bruit de la guerre ? Depuis une chambre de jeune fille, cela n’avait rien d’impressionnant.

« Ils approchent. Il y a déjà deux cadavres. C’est du sérieux. »

Du sérieux, peut-être, mais pas assez encore pour déclencher une réaction de Lucrèce. Un œil dehors, un œil sur Joseph. Un regard qui perd pied.

Puis soudain, une sonnerie retentit au rez-de-chaussée. La sonnerie agressive et métallique d’un gros réveil de cuivre. Drôles d’assaillants qui sonnent à la porte, pensa Joseph.

« Le téléphone, cria Lucrèce. C’est mon oncle ! Je dois répondre !

— Mais nous sommes attaqués !

— Peu importe. Je réponds. Et puis, le téléphone est sur le chemin de la sortie. Passe devant ! »

Elle agita le canon pour lui montrer. Il s’engagea sur le palier puis, pas après pas, il descendit l’escalier. Le pistolet derrière, les claquements de la bataille rangée devant, il n’aimait pas du tout cette idée de jouer les éclaireurs. Qu’un mauvais garçon apparaisse en bas de l’escalier et il deviendrait le bouclier derrière lequel Lucrèce s’abriterait.

À chaque sonnerie, Joseph espérait qu’il n’y en ait pas de suivante. L’horrible trille métallique s’interrompait sur un écho aigu qui, s’envolant, laissait revenir le bruit de fond des cris et des détonations du jardin, quelques pas plus proche que la fois précédente. Alors Joseph retenait son pied pour prendre le temps d’évaluer la provenance des tirs, la configuration de la bataille. Mais le tocsin strident hurlait à nouveau et Lucrèce le poussait pour une volée de marches supplémentaires.

Ils étaient arrivés au bas de l’escalier, le téléphone sonnait toujours.

« Par là ! » souffla Lucrèce en le projetant vers l’odeur d’encens.

Entre les lattes des volets, le soleil dévoilait une pièce en longueur où s’entassaient des objets, de toutes tailles et de toutes formes, aux reflets de bois, de verre ou de métal, l’atelier d’un artisan prolifique parti en ville chercher à qui écouler son fourbi. Il y avait même des bougies sur le sol qui formaient un grand cercle.

La sonnerie se cachait sur la droite mais Joseph n’apercevait pas l’appareil.

« Tu ne bouges pas et tu te tais. »

Lucrèce passa devant lui.

« Allô ? »

Puis elle ne dit plus rien. Le silence. Un silence qui signifiait qu’à l’autre bout du câble de cuivre on avait beaucoup à lui dire ; mais qui témoignait aussi qu’à l’extérieur les hostilités avaient cessé et qu’un des deux camps avait fini par l’emporter. L’esprit de Lucrèce avait abandonné son corps pour se concentrer sur ce qu’on lui disait là-bas, à l’autre bout du fil. Elle s’était pétrifiée en décrochant le combiné.

Puis quelqu’un cria depuis la cuisine. Une langue étrangère qui informait ses compatriotes qu’elle rentrait par-derrière ou alors qu’elle allait tuer tout le monde, d’après ce que laissait deviner le ton cinglant. Une langue pour hommes, une langue de l’Est. Du russe à n’en pas douter, c’était dans la logique des choses.

Puis des pas qui avancent sans trop hésiter, en terrain conquis.

Puis une silhouette qui sort de la cuisine et se plante en bas de l’escalier.

Joseph n’avait pas cherché à se cacher. Lucrèce non plus. L’homme les perçut et lança une sommation, ou une phrase russe qui sonnait tout comme. Joseph se tourna vers Lucrèce. Il n’avait pas envisagé de lever les bras ni de faire quoi que ce soit d’autre. En tant que bouclier, ce n’était pas son rôle de décider. Mais Lucrèce se tenait toujours immobile, privée d’élan vital depuis qu’elle avait décroché ce téléphone.

Puis, l’oreille affûtée par l’urgence, Joseph finit par percevoir la tonalité continue qui s’écoulait du combiné en une note laminaire. Il n’y avait plus personne de l’autre côté de la boîte électrique. Que se passait-il soudain ? Lucrèce, l’indomptable harpie de l’instant d’avant, avait donc jeté l’éponge ? Son bras droit pendait sans force, alourdi par le pistolet.

Et, dans le dos de Joseph, la patience du Russe s’envolait à grande vitesse. Bientôt, il lui prendrait l’envie de frapper, de tirer ou d’appeler les renforts.

 

Joseph plongea vers l’avant, vers le pistolet dans la main de Lucrèce. Au premier pied posé sur le sol, une détonation dans son dos, à couper le souffle, à disloquer les tympans. Devant, Lucrèce poussa un cri, le jappement bref d’une jeune fille surprise par une araignée. Au deuxième pas, Joseph saisit le pistolet alors que le corps de Lucrèce s’effondrait dans les ombres.

Puis Joseph engagea son doigt sur la détente et pressa en fermant les yeux. La rigidité du mécanisme le surprit. Il contracta l’index puis y ajouta son autre main et libéra enfin la première détonation, vers le Russe. Et à peine un ressort avait-il rappelé son doigt qu’il appuyait de nouveau. Il ne voulait plus arrêter, se sentant invincible derrière son mur de bruit.

Alors, il tira encore et encore, pivotant chaque fois un peu plus vers l’escalier, vers la cuisine, vers le danger qu’il voulait ainsi nettoyer à coup d’ondes sonores.

Après six coups, l’engin décida de se taire. Joseph fit un dernier tour de barillet pour calmer ses nerfs et marqua une pause.

« Joseph ?

— Lucrèce ? Tu n’as rien ?

— Si, je suis blessée. Mon bras. J’ai très mal. Mon Dieu, je saigne.

— Il faut partir d’ici. »

Il la releva à tâtons et la traîna vers la cuisine. Il ne connaissait qu’un seul chemin ; le mur, le jardin et le salon d’hiver de madame Montescourt. Tiens ? Le nom lui était revenu. Le bon côté de la panique qui réveille les neurones engourdis.

Ils enjambèrent le corps du Russe, qui ne semblait plus en état de prendre sa revanche. Tu ne tueras point, se souvint Joseph. Il avait pourtant toujours pensé que ce commandement était de tous le plus simple à respecter. Tellement plus abstrait que de ne pas convoiter le bien d’autrui.

Qu’avait-il encore fait ? Cesserait-il un jour de sombrer ?

Il accrocha le revolver à la main de Lucrèce. Il ne voulait plus avoir affaire avec ce genre d’engin. Et puis, de toute façon, celui-ci était vide et ne ferait qu’entraver ses mouvements. Par réflexe, les doigts de Lucrèce s’accrochèrent à la crosse.

 

Dehors, il la traîna à travers les buissons vers le fond du parc. Les autres Russes n’étaient pas là. Sans doute de l’autre côté de la maison. Ce n’est qu’au pied du mur que les claquements reprirent dans leur dos. Il préféra passer le premier, puis d’en haut, il saisit Lucrèce comme il pouvait. Le sang inondait son chemisier de satin, polluant d’une mélasse noire la totalité de sa manche jusqu’au haut de son pantalon. Elle cria, s’entortilla autour de son bras valide que Joseph étirait maladroitement. Puis un nouveau claquement et le mur à moins d’un mètre cracha une gerbe de poussière et de gravillons. Joseph tira le bras sans ménagement et ils basculèrent tous deux dans les hortensias de madame Montescourt.

Il ne restait plus qu’à traverser le salon d’hiver dans les Mon Dieu de la petite veuve en noir et les imprécations de son majordome.

 

Au soleil de la rue, ils pointèrent vers le bois de Boulogne qui, faute de mieux, symbolisait le havre auquel aspirait leur instinct de gibier. Même à la lumière du jour, Lucrèce affichait une effrayante pâleur, la même beauté de porcelaine que les victimes du grand magasin sous les linceuls de l’Hôtel-Dieu.

En vue de la première pelouse qui menait au bois, elle s’arrêta.

« Joseph. »

Elle était essoufflée et parlait faiblement. Elle avait à la fois perdu dix ans et gagné quarante. Ses yeux délavés et sa peau livide étaient ceux d’une petite fille déjà accablée par une vie trop longue.

« Joseph. Au téléphone. Ils m’ont dit que mon oncle est mort ce matin. »

Puis elle marqua un long arrêt. Joseph revint sur ses pas pour mieux l’agripper par la taille. Le bois était si proche qu’il pouvait sentir l’odeur de la terre. Un petit effort et ils seraient à l’abri.

« Joseph. Je crois que c’est moi qui l’ai tué. »

Il la serra plus fort et l’entraîna sous les premiers arbres.

Les Démons de Paris
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